Construire les transitions
CONSTRUIRE LES TRANSITIONS
COGITATIONS SUR LE TIERS-LIEU (2/5)
Cogitations sur le tiers-lieu est une série d’articles réalisée et dirigée par Léa Grac, immergée à la Cité Fertile dans le cadre de son stage de fin d’année de Master 1 Recherche en design de l’ENS Paris-Saclay. Léa Grac a choisi de travailler sur les structures de l’ESS : sa recherche porte aujourd’hui sur les relations entre sémantique, narration, ESS et tiers-lieux. L’enjeu des articles ici présentés est d’apporter un corpus théorique au projet de la Cité Fertile à travers les prémices d’une étude-action (lire la suite).
Construire les transitions, mais surtout nos transitions, est un des plus grands enjeux de notre siècle, qu’elles soient sociales, politiques ou environnementales. Transiter, c’est ouvrir de nouvelles voies, de nouveaux chemins vers un futur pas si lointain. Dans la conception et la construction de nos espaces, on trouve des lieux qui font et portent les transitions, qui repensent leur process au prisme d’un autre temps.
Agir dans un espace-temps définis
Le début du processus de désindustrialisation de l’Ile-de-France au milieu du XXème siècle s’est suivi d’une apparition massive de friches industrielles et d’espaces délaissés. Les industries quittent la ville pour la banlieue, et à mesure que la périphérie s’étend, les usines reculent. Longtemps laissés sur le bas côté à la vue d’opportunistes(1) en quête d’espace d’habitation de dernier recours ou d’expérimentations multiples, des projets d’urbanisme transitoire commencent à voir le jour au début des années 2010 dans des cadres juridiques sécurisés.
« L’urbanisme transitoire traite d’une pratique émergente dans la vie des territoires, qui s’intercale dans les brèches des projets urbains et immobiliers, et questionne la programmation des projets aussi bien que les besoins sociaux sur le terrain. Ces pratiques nouvelles constituent un véritable enjeu dans le renouvellement des méthodes de la programmation urbaine comme du projet.»
L’urbanisme transitoire, Institut d’aménagement et d’urbanisme Ile-de-France
L’urbanisme transitoire touche aujourd’hui les milieux institutionnels de l’aménagement, consolidant le passage d’un urbanisme très planificateur à un urbanisme plus local et expérimental. Fin 2019, l’Ile-de-France comptait déjà 80 projets d’urbanisme transitoire en cours, principalement basés sur des activités culturelles, d’agriculture urbaine et de développement territorial.
Nous vivons dans un monde qui avance en ligne droite à un rythme effréné, où de nombreux bouleversements s’opèrent (2) et modifient constamment contextes et enjeux. C’est en cela que des processus de programmation urbaine(3) prédéfinis qui s’étalent sur des temps lacunaires deviennent caduques. Travailler sur une grande amplitude de temps ex-situ augmente les risques de se retrouver complètement hors-sujet entre les enjeux à l’initiation du projet et ceux du début du chantier. Dans ce contexte, l’urbanisme transitoire se propose comme une manière de réhabiliter les lieux et les temporalités d’un espace afin d’expérimenter et d’étudier en profondeur un lieu dans l’optique de le rendre plus cohérent et pertinent au regard du projet fixe qui suivra.
Au cœur de projet d’urbanisme transitoire ou non, les tiers-lieux font partis de ses images et imaginaires construisant la transition entre maison et travail, vers le monde d’après, vers des pratiques et des modes de vie plus responsables ; en soi, la transition entre un aujourd’hui décevant et un demain à atteindre et souvent fantasmé. Ces tiers-lieux transitionnels agrémentent donc aussi les questionnements sur la manière de (re)concevoir les projets d’aménagement du territoire et de revitalisation des espaces mis à l’arrêt. Le sociologue Antoine Burret les définit d’ailleurs comme des espaces d’entropie propices à l’expérimentation qui utilisent la ville comme laboratoire social.
Redonner vie aux temps « morts »
Temporaire, transitoire, éphémère, imprévu, intermédiaire, intercalaire, programmant, préfigurant ;
Si l’urbanisme transitoire est toujours temporaire, l’urbanisme temporaire n’est pas toujours transitoire. Le qualificatif temporaire peut comprendre des aménagements ou des projets d’occupation provisoires sur un temps donné, mais n’ayant pas pour objectif d’avoir un impact sur un projet urbain à venir. On parle aussi d’éphémère quand les projets se rapportent plus à de l’événementiel, principalement dans l’espace public. Dans tous les cas, on se retrouve dans le cadre de cette temporalité limitée, où il est possible de tester, d’expérimenter, de préparer le terrain en vue d’un potentiel projet urbain à venir. Ces temps dits “morts” sont donc pensés à l’échelle d’usages principalement humain; la question qui se pose ici est “comment leur redonner une fonctionnalité dans le cadre de la vie humaine?” (4).
Cette démarche de (co-)construction de deux projets partageant un même espace sur des temps différents change la manière de percevoir le déroulement d’un projet urbain. Les processus de programmation passent d’une gestion du temps monochronique à une nouvelle utilisation -et perception- polychronique(5). La France, et les sociétés occidentales en général, ont cette tendance à s’organiser selon une perception du temps monochronique, préférant traiter une chose à la fois sur une temporalité qui serait linéaire. La démarche de l’urbanisme transitoire rompt avec cette acceptation pour s’insérer dans un temps polychronique, où l’intérêt premier est mis sur le croisement des activités, sur la création d’interactions multiples. Par sa modularité et sa rapidité, les projets temporaires peuvent répondre à des problématiques de l’urgence de manière beaucoup plus rétroactive et semer les graines d’une transformation des quartiers sur le long terme.
« L’urbanisme transitoire permet ainsi de sortir de l’enfermement monofonctionnel, des espaces ultra normés sans renoncer au confort et à la sécurité. Il permet également d’échapper à la production d’espaces standardisés et, au passage, économiser des ressources, matières et matériaux.»
Cécile Diguet – urbaniste et directrice du Département Urbanisme, Aménagements et Territoires de l’Institut Paris Région
Ces projets d’occupation temporaire s’intègrent dans un temps “hors-marché”, et permettent d’ouvrir la porte du chantier au grand public. Pour Simon Laisney, directeur général et fondateur de Plateau Urbain, l’urbanisme temporaire, transitoire, est pour lui une servitude temporaire qui doit demeurer non-marchande. Même si l’urbanisme transitoire peut s’avérer être un moyen d’optimisation foncière permettant aux propriétaires des terrains d’amortir les coûts d’entretien et de gardiennage, ou encore servir de vitrine de communication, il donne surtout l’opportunité aux acteurs du territoire d’œuvrer pour la construction de quelque chose plutôt que rien, et de s’autoriser l’échec pour mieux rebondir par la suite. En changeant de paradigme économique, de nouvelles manières de saisir le temps peuvent s’opérer à une échelle plus biologique, au plus proche du vivant de manière plus globale. Pour l’urbanisme tout comme pour les tiers-lieux transitoires, temporaire n’est pas contradictoire avec pérennité. De nouveaux modèles économiques sont à construire à l’échelle des lieux en fonction de leurs besoins et de leurs activités. Le but premier est d’expérimenter des modèles au cas par cas, plutôt que reproduire à l’identique ce qui marche ailleurs.
Vivre et pratiquer pour faire sens
Ces projets transitoires ouvrent la possibilité d’utiliser les vides pour donner une respiration, un nouveau souffle à des lieux délaissés en tentant de réactiver de la vie locale. S’intégrant dans un contexte territorial préexistant, le projet transitoire alimente le projet urbain par un travail – commandé ou non – sur la préfiguration des usages et l’identification des besoins. Pour l’urbaniste Patrick Bouchain, c’est dans l’usage quotidien que les choses prennent sens (6). Ce travail actif in-situ, de programmation active, ouverte, en acte, favorise la construction d’un échange approfondi entre les collectivités locales, les propriétaires et les occupants des lieux. Cela peut se modéliser par la mise en place de permanences architecturale, c’est-à-dire l’installation d’au moins un membre du projet de manière prolongée sur site pour mieux saisir le quotidien des usagers, mais aussi pour pouvoir nouer des relations de proximité avec les acteurs locaux.
« Une preuve par l’acte que la ville peut exister en mouvement, sans usages préalablement figés. Et qu’un projet culturel peut influer sur un quartier délaissé, sans pour autant être une pièce rapportée pour le réhabiliter, mais en symbiose avec la vie qui s’y développe.»
Patrick Bouchain – urbaniste français (au sujet du tiers-lieu de la Belle de mai à Marseille)
Ce travail de préfiguration des usages cherche à user du lieu pour affiner ses fonctions. Pour cela, le degré d’ouverture du lieu doit s’adapter aux usages et au(x) public(s) ciblés. L’ouverture, les usages, les usagers, tous ces aspects visent à construire une première représentation du lieu dans l’esprit des riverains qui déterminera plus tard la capacité du projet à inclure de publics isolés, délaissés.
La détermination des usages se doit d’émaner du terrain et du territoire en lui-même, mais la collectivité peut aussi ajouter à cela un cahier des charges afin de formaliser et cadrer les usages qu’elle souhaiterait voir se développer sur le territoire. Pour ce faire, plusieurs acteurs aux enjeux professionnels différents doivent interagir et construire un échange. D’un côté, les collectivités locales et les aménageurs qui œuvrent à la réflexion et à la mise en place du projet urbain final. De l’autre, ceux que l’on appellent activateurs et facilitateurs et qui agissent et interagissent directement sur le terrain. Concevoir le projet urbain, l’enrichir par l’expérience de terrain, et faire vivre ces idées : trois missions qui se succèdent et s’alimentent sur une ligne temporelle aboutissant à un enrichissement du projet urbain final et à la valorisation d’un site tout au long de son cycle de vie.
Faire le pont vers le futur éco quartier des Quatres Chemins
En Ile-de-France, la moitié des projets d’urbanisme transitoire se situent dans l’agglomération parisienne et en Seine-Saint-Denis. Sur ce territoire au nord-est de la capitale, c’est notamment sous l’impulsion d’Est Ensemble (7) et de son programme TempO que les projets d’occupation temporaire se développent.
«Le temps de la transformation de la ville est un temps long. Quand des terrains, espaces ou immeubles se trouvent libérés, plusieurs années sont souvent nécessaires pour imaginer, financer et construire les projets qui vont succéder aux usages antérieurs. Les occupations temporaires permettent de ne pas laisser des lieux à l’abandon, et de procurer aux riverains et aux visiteurs un espace de rencontres, de découverte, et d’échange sur le devenir du quartier.»
Est Ensemble
Localisé à la lisière du département, le projet de la Cité Fertile s’insère dans un programme d’urbanisme transitoire SNCF Immo, porté par Sinny&Ooko et son co-actionnaire Paname Brewing Company. A l’initiative d’une expérimentation sur les tiers-lieux transitoires, SNCF Immobilier confie, depuis près de 10 ans, une vingtaine de sites à des acteurs artistiques ou de l’économie sociale et solidaire, « pour utiliser ce temps de latence de manière frugale, en ré-ouvrant le lieu à des imaginaires qui interagissent avec les habitant·es» explique Benoît Quignon, directeur Général de SNCF Immobilier.
Avec un bail de 4 ans, la Cité Fertile dispose d’un temps relativement court pour créer un espace de rencontre ouvert aux riverains du quartier ainsi qu’une transition vers le futur éco-quartier des Quatre Chemins. Pour guider ses actions, le lieu s’appuie sur les Objectifs de Développement Durable (ODD) fixés par l’UNESCO et plus spécifiquement ceux portant sur la consommation responsable, la mobilité douce, la protection de la biodiversité, l’économie circulaire, la transition énergétique et le commerce local de proximité. Pour Benoît Quignon, «L’urbanisme transitoire est un bon moyen de nous ré-entraîner à appréhender de multiples possibilités. […] Avec des solutions plus sobres, et aussi des anticipations des futurs usages, nos opérations savent intégrer les futurs habitants, et pas seulement de l’activation provisoire de site par du divertissement.»
Pour les collectivités territoriales, les projets d’urbanisme transitoire constituent de réelles opportunités d’expérimentation; c’est avec un soutien politique appuyé que des projets tels que celui de la Cité Fertile peuvent se perpétuer et avoir des impacts concrets sur le territoire et sur son à-venir. Si la Cité Fertile œuvre de son côté pour donner les moyens de transiter vers le futur écoquartier des Quatre Chemins, ce n’est qu’avec un dialogue ouvert avec les élus locaux qu’une véritable transition pourra s’opérer. Une indifférence de la part des administrations locales restreint le potentiel transitoire de tels projets et dilapide dans le temps la trace de leur passage sur le futur lieu; l’essence même de l’urbanisme transitoire est alors perdue et ne reste qu’en souvenir dans la mémoire de ses usagers.
Un projet initié il y a plus de 10 ans
Le projet de la ZAC eco-quartier Gare de Pantin – Quatres Chemins, initié par la commune de Pantin en 2010 puis repris par Est Ensemble en 2012, a pour ambition de désenclaver et de redynamiser le quartier des Quatre Chemins en créant 15 000 logements – dont un tiers de logements sociaux et un autre tiers à tarif préférentiel pour les pantinois – et plus de 120 000m² de bureaux. Le projet affiche une volonté de créer un cadre de vie de qualité, alliant mixité sociale et générationnelle tout en favorisant un développement économique dans un espace respectueux de l’environnement. Ce volet écologique est envisagé par une gestion alternative des eaux pluviales, une démarche d’éco-conception des espaces, et la mise en place de 5 hectares d’espaces verts continus et discontinus.
Après plus de 10 ans de négociation, une première promesse de vente conclue avec la SNCF en décembre dernier officialise un début de concrétisation du projet prévu pour 2028. Au départ de la Cité Fertile prévu en 2022, une première phase d’urbanisation des friches ferroviaires est planifiée. S’ensuivra l’achat de lots de terrains échelonnés sur plusieurs années. Dans le journal local Canal de Pantin, qui dédie dans le numéro de janvier/février 2021 une double page dédié aux Projets urbains qui feront 2021, Mathieu Monot, adjoint au Développement urbain durable, aux écoquartiers, à la commande publique et à la démocratie locale de la mairie de Pantin, est justement interrogé sur cette question des temps longs dans les projets urbains. Pour lui, il y a en effet des délais incompréhensibles dans les règles de l’urbanisme, qui sont dus à des réglementations strictes mais nécessaires. Il ajoute : «Cette crise nous oblige à revoir notre manière de regarder et de concevoir la ville , pour qu’elle reste respirable et vivable même en période de confinement. On doit s’interroger sur l’aménagement des lieux publics, en multipliant par exemple les espaces partagés et en laissant plus de place aux mobilités douces. Il faut aussi réfléchir à la réversibilité des usages dans la conception des bâtiments.»
Depuis quelques années, la politique verte de la capitale s’étend jusqu’aux portes du Grand Paris, et cette transition fait particulièrement sens à Pantin en temps que territoire au fort passé industriel. C’est ce lancement d’une nouvelle dynamique écologique et sociale que le projet de la Cité Fertile cherche à porter et à transmettre aux citoyens du quartier pendant ses 4 années d’action sur le territoire.
Les craintes de gentrification
La gentrification désigne «les transformations de quartiers populaires dues à l’arrivée de catégories sociales plus favorisées, qui réhabilitent certains logements et importent des modes de vie et de consommation différents.», engendré par des «programmes de rénovation et de réhabilitation de certains quartiers ou îlots des centres-villes, dont le bâti se trouve ainsi requalifié, provoquant souvent une hausse des prix du foncier, des loyers et favorisant ainsi la concentration de populations des catégories supérieures aux activités fortement liées aux spécialités des métropoles.».
Elle est une des formes de transition qui s’opère sur la commune de Pantin et dans la plupart des villes de la petite couronne, notamment depuis l’arrivée du métro et d’un réseau dense de transport dans la périphérie de la capitale. Si certains voient cette gentrification comme un phénomène risquant de fragmenter l’unité de cette ville populaire, d’autres soutiennent que ce renouvellement de la population est une opportunité d’accueil de nouvelles activités. En décembre 2019, dans un interview dans le Canal, journal de la ville de Pantin, Olivier Léon, directeur régional adjoint de l’Insee Ile-de-France précise que “la réalité est bien plus complexe, comme dans d’autres communes limitrophes à Paris. À Pantin, on constate l’arrivée d’une population plus jeune et plus diplômée. Mais c’est un phénomène assez lent qui n’est pas de nature à bouleverser du jour au lendemain les équilibres sociaux.”(8)
Au sein des 9 communes d’Est Ensemble, 40% de la population vit en QPV (quartier politique de la ville) et 70% des emplois hautement qualifiés sur le territoire ne sont pas occupés par des résidents de Seine-Saint-Denis. Une faible part de la population formée face à une prolifération des emplois de bureaux dans le département contribuent à un renforcement de ces écarts. Julie Lefebvre, vice-présidente en charge du développement économique, en a totalement conscience et relève qu’en effet «malgré un fort dynamisme du territoire, composé de 40 000 entreprises, essentiellement des PME et TPE, les créations d’emplois ne profitent pas aux habitants d’Est Ensemble et encore moins aux résidents des quartiers prioritaires. (9)
Longtemps laissée à l’abandon par le gouvernement, la Seine-Saint-Denis est au cœur d’un nouveau plan de relance économique et sociale. A partir de 2021, l’État veut lancer un dispositif expérimental baptisé “quartiers productifs” ayant pour objectif d’accompagner 14 collectivités françaises dans l’implantation d’activités économiques au sein des QPV. Ce plan s’accompagne de la création d’un label “Quartiers productifs” pour l’entreprenariat, la transition numérique, implantation productives, commerces, artisanat.
Les tiers-lieux et les projets d’occupation temporaire sont souvent victimes de cette crainte du processus de gentrification. L’esthétique de la palette, l’effet de mode de ces nouveaux lieux de culture et de travail collaboratif, développant une image jeune et dynamique d’un nouveau vivre ensemble parfois illusoire et utopique, peut tomber dans l’impasse d’une attraction d’un public “extérieur” et aisé. Comme l’explique l’anthropologue Saskia Cousin «Il y a une esthétique globale de la récupération, du matériau pauvre, c’est pour ça que je parlais d’un imaginaire qui puis dans une histoire plutôt précaire en fait. Par exemple, la palette dans les espaces ouverts c’est un des codes […]. Parce que c’est aussi avec ça que sont construits les bidonvilles, avec des restes de taules, des matériaux de récupérations, etc. Il y a quelque chose qui se construit; l’esthétique d’utiliser ce qui a déjà été utilisé est déjà décrite et théorisée au XIXème siècle à propos des bohémiens et de la Bohème. Ce qui est drôle c’est la façon dont ça nous fascine et ça crée un espace qui, parce qu’il est temporaire, renvoie à un imaginaire et en même temps, on ne veut pas de ceux qui utilisent ces pièces là non pas pour des raisons esthétiques mais pour des raisons de survie.»(10)
Cette esthétique du ré-emploi issue du squat et des formes de l’habitat précaire – au-delà de toute pratique écoresponsable-, renvoie également à tout un univers stylistique propre à des groupes sociaux précis. Comme évoqué dans l’article précédent, l’aménagement des espaces et les univers auxquels il renvoie, par sa vocation à l’identification, doit être dosé en cohésion avec les imaginaires des locaux.
«Si certains voient dans ces occupations temporaires un laboratoire de la ville de demain où s’élaboreraient mixité d’usages et démocratie horizontale, d’autres déplorent un nouvel outil de gentrification enveloppé dans un commode emballage de valeurs culturelles, écologiques et solidaires à la mode.»
Antoine Calvino, journaliste
C’est une critique dont souffre la Cité Fertile, considérée par certains comme faisant partie de ces lieux qui appuient les phénomènes de gentrification en cours en captant un public principalement parisiano-centré. Ces a-prioris ne sont bien évidemment pas sans fondements; le lieu est principalement connu pour ses événements festifs grand public, laissant en arrière-plan des actions plus locales communiquées au sein d’un réseau de proximité. Il aura fallu 3 ans d’implantation et d’expérimentation sur le territoire pour que les résidents du quartier des Quatre Chemins s’approprient la Cité Fertile. Aujourd’hui, l’objectif est de continuer d’aller en ce sens en multipliant les temps libres du lieu, faisant de la Cité Fertile pas seulement un lieu de destination précis, mais plutôt un lieu du quotidien pour les riverains.
Incarner les transitions
En tant que tiers-lieux transitionnel et scène d’une démarche d’urbanisme transitoire, la Cité Fertile se veut être vecteur d’une nouvelle manière d’expérimenter la ville, une ville plus durable et solidaire. Au cours de ces 4 années, le lieu a pu construire son discours pour la ville de demain, et le partager à tous les usagers du lieux, du professionnel venu pour un événement privé au citoyen profitant des ateliers de végétalisation urbaine. De sa physicalité à ses choix de programmation, la Cité Fertile s’offre comme une vitrine des possibles et des alternatives responsables.
« Au delà du constat et de la prise de conscience d’une planète en danger, il s’agit de créer un cadre émotionnel en complément du cadre rationnel dans le but de favoriser l’empathie, l’enthousiasme, la prise d’initiatives, l’engagement, la coopération, pour une meilleure prise en compte de la nature. Il faut approcher l’écologie autrement qu’à travers le seul discours scientifique et y associer d’autres dimensions, s’y frotter par l’observation, le toucher, les odeurs.»
Manuel d’écologie urbaine
Développer une programmation éco-culturelle
En tant que tiers-lieu culturel, la Cité Fertile se penche vers une programmation ouverte mais aussi ciblée sur des enjeux environnementaux. Sur le lieu, on parle d’ailleurs d’une programmation éco-culturelle, néologisme englobant à la fois l’éco– d’écologie, mais surtout l’éco- d’écosystème. Cet écosystème dont il est question peut se déployer à plusieurs échelles; écosystème de Sinny&Ooko, écosystème territorial, associatif et surtout l’écosystème au sens de société du vivant, de collectivité naturelle. L’intention première de cette programmation éco-culturelle est de tenter de se mettre au service de l’écosystème humain, végétal, animal qui se trouve autour et qui a besoin d’être défendu.
Pour Simon Rossard, responsable de la programmation éco-culturelle chez Sinny&Ooko, c’est là une programmation qui dans son intention veille à avoir du sens non pas au regard d’un individu ou d’un groupe d’individus, mais au regard d’un écosystème où la programmation a lieu. Pour lui, la nature fait partie de la culture, et dans un monde idéal, le préfixe éco- ne serait donc pas nécessaire. Son constat reste toutefois que la nature a disparu de la culture dans notre société occidentale; sa réhabilitation dans le cercle culturel devient dès lors lutte. Chez Sinny&Ooko, ce combat passe donc aussi par des petits symboles, comme ce “éco” d’éco-culturel, ou comme l’ajout du E* à l’acronyme ESS (Economie Sociale et Solidaire, *E pour Environnementale) Simon Rossard ajoute, “c’est une façon de combattre aussi que d’ajouter des préfixes et d’utiliser des néologismes, on combat par les mots et par conséquence, on enclenche les idées”.
Cette programmation prend vie par l’organisation et/ou l’accueil d’événements dit à impact, définis comme étant un événement qui est susceptible de susciter chez son spectateur un point de bascule. Issues d’initiatives entrantes comme le festival MSF – Ouvrons les débats organisé par Médecins Sans Frontières à l’occasion des 50 ans de l’organisation, ou sortantes comme la Fête du Pain imaginée par les équipes de programmation du site, ces événements sont appuyés par la recherche d’un ancrage local visant à intégrer les acteurs et les résidents du territoire. Ce territoire se décline sous plusieurs échelles; de grands événements comme Le Conseil National des Tiers-lieux, La Coop 1, le Salon du Vrac ou le festival Empow’Her peuvent rayonner au sein du Grand Paris voire de l’Ile-de-France, d’autres se limitent plutôt au département de la Seine-Saint-Denis. La vocation de l’ancrage territorial est de se concentrer spécifiquement sur le quartier des Quatres Chemins, la commune de Pantin et dans une certaine mesure, les communes voisines.
Après ce travail de fond sur programmation, vient la question de la forme, et plus spécifiquement des pratiques à adopter pour la tenue d’un événement qui soit le plus responsable possible. Pour l’organisation de chaque événement sur lieu, que ce soit de la programmation ou de la privatisation, les organisateurs de l’événement sont encouragés à suivre la Charte éthique et solidaire : guide de bonnes pratiques pour votre événement public ou privé plus responsable, réalisée par Sinny&Ooko. Cette charte regroupe un ensemble de bonnes conduites à adopter afin de réduire au plus possible les déchets produits, les transports aux impacts carbones élevés et les installations énergivores et se déploie en 6 thématiques :
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- Supports de communication et marketing (ex : éviter la distribution de goodies en plastique jetables, de papiers)
- Logistique et transports (ex : limiter l’usage de transport à essence, privilégier les transports en communs et mobilités douces)
- Son, lumières, aménagements (ex : utilisation du matériel déjà sur place, de LED, de signalétique et décoration réutilisable)
- Traiteur (ex : offre locale, végétarienne)
- Déchets (ex : tri sélectif)
- Engagement social et environnemental (ex : diffuse un message sur la transition écologique)
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Les régisseurs des lieux évaluent par la suite les impacts des événements organisés à La Cité Fertile pour dresser un état des lieux des pratiques des organisateurs. Cette charte est au cœur des réflexions en interne chez Sinny&Ooko, afin de tendre de plus en plus vers l’organisation d’événements festifs “sains”. En ce sens, l’urbanisme transitoire est une réelle opportunité pour tester continuellement de nouveaux modes de fonctionnement.
Faire preuve de résilience en temps de crise
L’arrêt de l’activité économique pendant plus de 5 mois de la Cité Fertile dû aux confinements successifs fut un réel coup dur pour ce projet déjà limité dans le temps. Malgré ces ralentissements qui ont signé la mise en pause des activités lucratives du lieu, financé grâce aux recettes de la privatisation événementielle, de la vente de boissons et la restauration, le lieu s’est mis entièrement à disposition des initiatives solidaires liées à la crise, accueillant des associations locales ou ONG, oeuvrant pour les habitants du quartier. L’un des inconvénients des projets transitoires longs est la difficulté à constituer un modèle économique sur le long terme, pari relevé par la Cité Fertile et les équipes de Sinny&Ooko, qui proposent un modèle économique enseigné au Campus des Tiers-Lieux, reposant la mise en place d’une économie mixte d’activités lucratives et non lucratives.
Sans être donc complètement à l’arrêt, la Cité Fertile a su faire preuve de résilience en cette crise sanitaire en adaptant ses usages en adéquation avec son contexte. Le lieu est devenu un espace de fabrication, de collecte et de dépôt. De fabrication d’abord, avec la réalisation d’environ 3000 masques sanitaires à destination des professionnels non soignants de Seine-Saint-Denis avec l’association Pantin Family lors de la première vague de l’épidémie en mars dernier. Collecte ensuite, avec la mise en place d’une collecte de jouets dans le cadre de l’opération “Pères Noël Verts” avec le Secours Populaire de Paris et l’installation d’un point de don fixe de protection hygiénique avec l’association Règles élémentaires pour lutter contre la précarité menstruelle. Dépôt pour finir, par la mise à disposition d’entrepôts pour les collectes alimentaires menés par le Secours Populaire.
Le lieu, fermé au grand public, est resté ouvert aux actions solidaires dans une période où elles deviennent plus nécessaires que jamais. C’est dans ce contexte qu’a également été écrite la Lettre ouverte des tiers-lieux culturels du Grand Paris : construisons ensemble et localement la résilience, co-signée par 40 tiers-lieux d’Ile-de-France dont la Cité Fertile. Dans cette lettre, les tiers-lieux culturels du Grand Paris se disent unis et solidaires face à la crise sanitaire, pour construire ensemble la société d’après le 11 mai.
Pour conclure
Effet de mode et/ou réelle réactualisation de la pratique de l’aménagement, les tiers-lieux et plus largement les espaces transitoires tendent à se développer et à alimenter la construction d’une ville elle aussi en transition, une ville qui contribue à la coopération entre biens communs et acteurs économiques. Plus que de simples réserves foncières stratégiques, les délaissés offrent l’opportunité de faire avec l’existant dans un milieu déjà saturé de construction, et de rendre la ville plus accessible.
Créer un langage commun
Si l’urbanisme transitoire se formalise dans la législation, les tiers-lieux transitionnels, en tant que tiers-lieux, restent encore réticents à toute forme de catégorisation. Pourtant, il semble nécessaire que l’ensemble des acteurs qui constituent l’écosystème des ces projets puissent se rejoindre dans le fond du propos. Pouvoirs publics, collectivités, partenaires privés, aménageurs, promoteurs immobiliers, urbanistes, artisans, activateurs, facilitateurs et citoyens, tous doivent pouvoir échanger et communiquer autour du projet bien qu’ayant chacun une approche et une fin propre à eux même.
« Apprendre à parler le même langage, comprendre les contraintes de l’autre et dégager des intérêts communs; ce temps d’ajustement -nécessaire entre des acteurs dont les méthodes de travail diffèrent du tout au tout ! – a permis aux activateurs de s’emparer de l’opportunité offerte d’inscrire leur actions dans l’horizon de long terme du projet urbain. »
Cécile Diguet
La transformation de l’action publique est au cœur de la possibilité d’une réappropriation citoyenne de la fabrique urbaine et territoriale, et c’est par une compréhension plus fine des enjeux des projets transitoires que cette transformation se construira au mieux.
Penser en mouvement
Pour dépasser la notion de tiers-lieu, Raphaël Besson propose le concept d’espaces transitionnels, qui contrairement aux tiers-lieux considèrent la transition non comme un état transitoire mais comme un état permanent. Faire transition, c’est dépasser les dichotomies classiques pour provoquer de la friction, du débat, de la nuance. Plutôt qu’être dans un entre-deux, l’espace transitionnel se régule et s’adapte en continu au contexte dans lequel il évolue. Selon lui, «l’objet des tiers-lieux est-il de fabriquer des hommes adaptés aux transitions, prêts à accepter des dilemmes complexes et des conséquences inquiétantes, plutôt que des individus en mesure d’agir de manière autonome et active sur ces transitions?»
Le tiers-lieu est un concept en mouvement qui se réinvente en continu face aux transitions qu’il porte. Tracer un chemin vers de nouveaux modes de travail, de vivre, de nouveaux modes de gouvernance, de nouveaux rapports humains, économiques, tant de possibles dont les tiers-lieux se saisissent et qui, dans les faits, sont difficilement objectivables.
Les temps longs et “vides” des projets d’urbanisme doivent être repensés, en articulant ces temporalités étendues par des projets transitoires intensifiant la compréhension des enjeux, et ainsi, donner plus de sens au projet urbain.
1. A l’origine, et encore aujourd’hui, beaucoup de friches industrielles ou bâtiments délaissés servaient de squat, militant et/ou répondant à un besoin d’hébergement. Le sujet est évoqué dans le podcast “Pourquoi tant de friches?” sur France Culture [en ligne].
2. Dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, pollution, pandémies, etc
3. Programmation urbaine : aménagement, construction de la ville et de ses usages.
4. Ces temps morts de l’activité humaine sur un espace peuvent se trouver être des temps de vie à d’autres échelles comme par exemple pour le monde animal et végétal.
5. C’est l’anthropologue et spécialiste de l’interculturel américain Edward T.Hall qui développe ces notions de rapport au temps monochronique et polychronique dans les années 90.
6. Un urbanisme de l’inattendu, Patrick Bouchain
7. Est Ensemble est un EPCI (Établissement public de coopération intercommunale) regroupant les communes de Bagnolet, Bobigny, Bondy, Le Pré Saint-Gervais, Les Lilas, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin et Romainville.
8. Plus de détails dans le dossier Qui sont les Pantinois? du journal Le Canal [en ligne] https://fr.calameo.com/read/000240869f274cf24a561
9. L’Etat veut implanter de l’activité économique dans les quartiers de la Seine-Saint-Denis, Berbedj Loana, Les Echos, 25 mars 2021 [En ligne]
10. Pourquoi tant de friches? Entretien sur France Culture [En ligne]
RÉFÉRENCES
Ouvrages
BOUCHAIN Patrick, Un urbanisme de l’inattendu [2019], Marseille, éditions Parenthèses, 2019
MURATET Audrey et CHIRON François, Manuel d’écologie urbaine [2019], Dijon, Les Presses du Réel, collection Al Dante
Articles
DIGUET Cécile, RODRIGUEZ Diego, MARZILLI Gianluca, «Urbanisme transitoire en Ile-de-France, tendances actuelles et nouveaux regard sur la région», Institut Paris Région, 12 mars 2020 [en ligne] https://storymaps.arcgis.com/stories/875d71609a484ad8a90e5ddb6ad0ec40
DIGUET Cécile, «Fabrique urbaine et réappropriation citoyenne : l’urbanisme transitoire comme ruse ? », Revue Sur-Mesure, 28 mai 2020, [En ligne] revuesurmesure.fr/issues/reprendre-la-ville/fabrique-urbaine-et-reappropriation-citoyenne-lurbanisme-transitoire-comme-ruse
«ZAC éco quartier de la Gare de Pantin», Est Ensemble, [en ligne] https://www.est-ensemble.fr/ecoquartier-de-pantin
DIGUET Cécile, «L’urbanisme transitoire. Optimisation foncière ou fabrique urbaine partagée ?», Institut Paris Région, 24 janvier 2018, [en ligne]
https://www.institutparisregion.fr/nos-travaux/publications/lurbanisme-transitoire/
«Les projets urbains qui feront 2021», Canal : le journal de Pantin, n°293 janvier-février 2021, [en ligne] https://fr.calameo.com/read/0002408691076f1bcc74b
BESSON Raphaël, «Pour des espaces transitionnels», HAL Archives Ouvertes, 2018 [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01865934/document
«Manifeste de la permanence architecturale», La preuve par 7, 16 octobre 2015, [en ligne] https://lapreuvepar7.fr/wp-content/uploads/2019/10/Hyperville_ActesPermanenceArchitecturale_WEB.pdf
HERMANT Louise, «La ville de demain existe déjà», Usbek&Rica, 9 mars 2017, [en ligne]
https://usbeketrica.com/fr/article/la-ville-de-demain-existe-deja
«Lettre ouverte des tiers-lieux culturels du Grand Paris : construisons ensemble et localement la résilience», 7 mai 2020, [En ligne] https://www.groundcontrolparis.com/wp-content/uploads/2020/05/Lettre-ouverte-Tiers-Lieux-Grand-Paris-1.pdf
«La Cité Fertile de Pantin : les tiers-lieux ne sont pas qu’une affaire de bobos», Usbek&Rica, 14 aout 2018 [en ligne] https://usbeketrica.com/fr/article/la-cite-fertile-de-pantin-les-tiers-lieux-ne-sont-pas-qu-une-affaire-de-bobos
Urbanisme transitoire, le Sens de la Ville [en ligne] https://lesensdelaville.com/recherches/urbanisme-transitoire
«L’urbanisme transitoire, un paradoxe plein d’avenir», Demainlaville, Pop up Urbain, 1 avril 2020 [en ligne] https://www.demainlaville.com/lurbanisme-transitoire-un-paradoxe-plein-davenir/
«La transition, un levier de développement pour les quartiers populaires», Institut Paris Région, 8 avril 2021, [en ligne] https://www.institutparisregion.fr/nos-travaux/publications/la-transition-un-levier-de-developpement-pour-les-quartiers-populaires/?#
CALVINO Antoine, «Les friches, vernis sous la rouille», Le Monde diplomatique, avril 2018, [en ligne] https://www.monde-diplomatique.fr/2018/04/CALVINO/58538
Vidéos, podcast
«Pourquoi tant de friches? », entretient avec COUSIN Saskia, LAISEY Simon et VATINEL Stéphane, France Culture, 28 aout 2018, [en ligne] https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-dete/pourquoi-tant-de-friches
«L’architecture doit s’inscrire sur le temps long», entretient avec BOUCHAIN Patrick, France Culture, 2 juin 2018, [en ligne] https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-idees-de-la-matinale/patrick-bouchain
Sites Web
La Cité fertile : https://citefertile.com/
Sinny&Ooko : https://www.sinnyooko.com/
La Preuve par 7 : https://lapreuvepar7.fr/la-preuve-par-7/
In Seine-Saint-Denis : https://tierslieux.inseinesaintdenis.fr/
UNICEF, Objectifs de développement durable : https://www.unicef.fr/dossier/objectifs-de-developpement-durable-odd
Tiers-lieux : nos nouvelles places publiques?
TIERS-LIEUX : NOS NOUVELLES PLACES PUBLIQUES?
COGITATIONS SUR LE TIERS-LIEU (1/5)
Cogitations sur le tiers-lieu est une série d’articles réalisée et dirigée par Léa Grac, immergée à la Cité Fertile dans le cadre de son stage de fin d’année de Master 1 Recherche en design de l’ENS Paris-Saclay. Léa Grac a choisi de travailler sur les structures de l’ESS : sa recherche porte aujourd’hui sur les relations entre sémantique, narration, ESS et tiers-lieux. L’enjeu des articles ici présentés est d’apporter un corpus théorique au projet de la Cité Fertile à travers les prémices d’une étude-action (lire la suite).
Le tiers-lieu passe dans l’idée et dans le faire
Lieu des tiers, le tiers-lieu rompt la dichotomie entre espace domestique et espace productif 1, entre la sphère sociale et la sphère privée pour proposer un interstice spatio-temporel 2 dans les pratiques du vivre ensemble. Expérimenté dès les années 60 aux Etats-Unis 3 à travers les volontés d’émancipation par le travail coopératif du mouvement hippie, notamment par le biais de la culture numérique libre et open source portée par Richard Stallman, le terme apparaît sur le papier en 1989 entre les lignes du sociologue Ray Oldenburg dans son ouvrage The Great Good Place 4. Le Third Place – troisième lieu – y apparaît comme un lieu hybride, un environnement social où se croisent les opinions et connaissances des citoyens au sein d’un cadre informel et convivial.
«La définition proposée – Espace physique prévu pour accueillir une communauté afin de permettre à celle-ci de partager librement ressources, compétences et savoirs, en répondant aux critères établis par Ray Oldenburg. – est volontairement courte et n’est pas appelée à beaucoup évoluer à l’avenir. Nous pensons que s’il semble si difficile de définir les tiers-lieux, c’est précisément car la majorité des définitions existantes n’en sont pas. »
Tiers-lieux.be 5
Depuis 2010, les tiers-lieux se construisent sur le(s) territoire(s) français – on en dénombre plus de 1800 aujourd’hui selon France Tiers-Lieux – et sont de plus en plus présents dans les médias et dans l’imaginaire des citoyens. Cet élan médiatique surgissant en pleine crise sanitaire mondiale, présente les tiers-lieux comme de nouveaux modèles pour le monde d’après, comme des opportunités de relance économique et sociale.
Se passer d’une définition théorique commune ?
Lieux hybrides, intermédiaires, hors-normes, polymorphes, pluridisciplinaires, modulaires, multi-usages, FabLab, hackerspace, repair café, incubateurs, espaces de coworking, scènes culturelles…
Un panel de mots valises se déploient autour de ce concept de tiers-lieu. S’ils convergent bien souvent dans leurs modes de gouvernances horizontaux et leurs valeurs, il n’existe pourtant pas de modèle à priori qui les place rigoureusement sous la même enseigne. Initié dans les marges du système traditionnel, le concept de tiers-lieu attise de plus en plus les curiosités mais surtout les intérêts depuis la publication en 2018 du Rapport de la Mission Coworking; Territoire, travail, numérique – Faire ensemble pour mieux vivre ensemble réalisé par Patrick Levy-Waitz, président de la fondation Travailler Autrement. Dans ce rapport, le terme tiers-lieux est central et emprunte la définition de Movilab :
«Le Tiers-lieu est une configuration sociale qui se matérialise – le plus souvent – par un lieu physique et/ou numérique dans lequel est activé par l’action du concierge (ou facilitateur) un processus permettant à des personnes venues d’univers différents – voire contradictoires – de se rencontrer, se parler et créer ainsi un langage commun leur permettant de réaliser ensemble des projets.»
Cette définition à la fois globale et floue, indéfinie mais pour le moins dirigée, alimente l’idée que le tiers-lieu ne se fige pas dans des termes immuables mais dans des objectifs et des actions concrètes engendrés par cette activation d’un processus de mise en relation d’individus dans le but de créer ensemble. Le tiers-lieu, avant d’être un lieu, est d’abord une communauté en perpétuelle évolution. L’expert en socio-économie urbaine Raphaël Besson, met en exergue ce flou conceptuel qui persiste autour de la notion de tiers-lieu, mais nous propose néanmoins une classification de ces lieux hybrides : tiers-lieu d’innovation, d’activités, culturels, sociaux, de services et d’innovation publique. Dans le Rapport Mission Coworking de 2018, on parle alors bien de tiers-lieux, et pas seulement de coworking bien que la question soit traitée sous l’angle du travail et du dynamisme économique par la construction de cette image de la fabrique des territoires. Il est d’ailleurs précisé dans le rapport qu’en réalité « […] le coworking n’est que la partie émergée de l’iceberg. Et le phénomène dont on parle le plus, car il semble parfaitement en phase avec la sociologie des journalistes et autres influenceurs. Mais le coworking n’est certainement pas la forme adéquate pour redynamiser tous nos territoires : ruralités, villes moyennes, espaces périurbains. Et il n’est pas toujours le plus collaboratif, hybride.»
C’est via ce rapport que l’État se saisit de la notion de tiers-lieu comme moyen de revitaliser des quartiers urbains ou ruraux (en particulier des territoires isolés numériquement). La limite dans le positionnement du gouvernement et des pouvoirs publics vis-à-vis des tiers-lieux serait de les cantonner à des objectifs productivistes à travers cette image d’espace de coworking jeune et dynamique, comme nouveau pôle d’innovation contemporain surfant sur la vague du tout numérique. A vouloir essayer de donner des définitions strictes, ces fabriques du territoires pourraient être restreintes. L’expérimentation et le développement des ces lieux nous dira dans quelles mesures ils pourraient devenir vecteurs d’une nomenclature fondatrice.
Générer des externalités positives
Ni réellement publics par leurs statuts, ni réellement privés par leur accessibilité, les tiers-lieux ont vocation à servir l’intérêt général notamment en proposant de nouvelles façons de penser la ville contemporaine et le vivre ensemble. Ces propositions se construisent à travers une diversité d’entrées propres aux lignes directrices des lieux et à leur contexte territorial. De manière générale, ils se retrouvent au moins dans leur volonté de diffuser des savoirs et savoir-faire – suivant le modèle de l’open source –, de promouvoir la culture – au sens large – et d’accompagner les initiatives des citoyens et des groupes locaux. Par leurs actions, les tiers-lieux cherchent à générer de la valeur à diverses échelles ; on parle souvent des tiers-lieux comme tremplin au dynamisme territorial, mais bien au-delà de la valeur économique, ces espaces génèrent de nombreuses externalités positives qui nécessitent le développement de nouveaux indicateurs comme par exemple le bien-être, l’équité et la soutenabilité.
Initialement, et dans toutes les langues latines, la valeur représente la force de vie 6. La création de valeur serait donc littéralement la création de conditions favorables au développement de la vie à toutes les échelles. En ce sens, les tiers-lieux pourraient revenir à cette essence de la notion de valeur en lui ré-insérant une valeur humaine mais surtout vitale par une réflexion sur les externalités – positives et négatives – générées sur l’ensemble du vivant.
A l’heure actuelle, les impacts des tiers-lieux restent souvent à l’état d’intuitions imprécises 7 issues de constats empiriques. Réfléchir à des outils et à des méthodologies 8 de représentations à la fois objectives et sensibles de ces externalités devient un enjeu majeur pour saisir le rôle des tiers-lieux et leur intérêt dans la fabrique du vivre ensemble et du territoire. En 2019, l’étude Mille Lieux fait déjà l’expérience d’une objectivation de l’impact des tiers-lieux sur leur territoire en choisissant de se focaliser sur quatre grandes thématiques : la transformation des territoires, l’évolution des rapports au travail, la transition écologique et la création de communs. En cherchant des indicateurs alternatifs, sont alors remises en question les grandes mesures nationales telles que le PIB et le PNB, car au final la grande question est : qu’est-ce qui compte vraiment?
«Nous refusons de réduire les tiers-lieux à des chiffres, de les ranger dans des cases ou d’en avoir une approche utilitariste. Volontairement, nous souhaitons aller au-delà du prisme économique qui s’en tiendrait au chiffre d’affaires généré ou au nombre d’emplois créés au sein de ces espaces.»
Mille Lieux, objectiver l’impact des tiers-lieux sur le territoire
Mettre l’usage au centre : des similitudes avec la place publique
Le tiers-lieu, souvent considéré comme utopie, a pourtant un topos – lieu – , qu’il soit physique ou non. Par ses valeurs prônant l’accessibilité à des communs et l’intensification de la vie citoyenne, le tiers-lieu se rapproche de l’image, mais surtout des fonctions pratiques et symboliques de la place publique. Place publique comme tiers-lieux sont des espaces sociaux structurant le territoire, l’un sous l’impulsion directe des pouvoirs publics, l’autre par le biais d’initiatives citoyennes et/ou entrepreneuriales.
Au-delà de son ancrage urbanistique, les notions d’espace et de place publique relèvent elles aussi presque de principes conceptuels. Depuis l’Antiquité gréco-romaine, la place publique – agora ou forum – concentrait à la fois des fonctions marchandes, religieuses, festives, mais elle était avant tout une estrade politique pour le peuple. Tout comme le tiers-lieu, cette agora se veut être une chambre d’écho pour la société civile et des lieux d’engagement pour les citoyens. On retrouve dans les mots de Françoise Choay, historienne des théories et des formes urbaines et architecturales, au sujet de la place publique cette même notion d’espace interstice que pour le tiers- lieu : « A la clôture du logement sur l’intimité familiale et à l’organisation interne spécialisée de cet espace domestique, répond en effet une spécialisation des espaces extérieurs comme espaces publics, lieux d’anonymat ou de rencontres informelles.»
Propre à leur territoire, ces deux espaces se proposent comme des articulations entre l’intime et le contractuel en mettant au centre l’élément de la vie en collectivité qui devient primordial dans l’espace public : la convivialité. Quand nos espaces du quotidien ne s’y prêtent pas toujours de manière évidente, l’espace du tiers-lieu cherche à la mettre en exergue.
«Le convivialisme est un mouvement philosophique qui prône «l’art de vivre ensemble» et qui permettrait aux humains de prendre soin les uns des autres et de la Nature sans dénier la légitimité du conflit mais en en faisant un facteur de dynamisme et de créativité.»
Alain Caillé – auteur du Manifeste du Convivialisme
Un multi-usage favorisé par une plasticité formelle
Bien qu’arborant des typologies et des caractéristiques matérielles différentes, tiers-lieux et places publiques se rejoignent dans leur plasticité d’ usages. Ces espaces sont propices à la conception d’aménagements spécifiques, sur mesure, et à l’accueil de structures modulaires et temporaires comme des marchés, spectacles ambulants, festivals, manifestations, etc.
Par son absence de bâti, la place publique laisse une certaine liberté quant à l’aménagement de son espace. Au fil des jours et des heures, elle est en métamorphose permanente tout en restant constamment un espace d’interaction sociale entre les acteurs urbains ; elle est la scène idéale pour la représentation collective de la société urbaine.
Si les tiers-lieux peuvent se retrouver dans des espaces extrêmement diversifiés d’un point de vue urbanistique et architectural (présence d’espaces extérieurs ou non, superficie des espaces, caractéristiques du bâti, etc), la place publique, elle, garde des invariables pouvant s’avérer limitant en termes d’ergonomie. Dans les années 50 avec la popularisation de la voiture, les places publiques ont été réduites à de simples espaces de stationnement au cœur des villes. Aujourd’hui, ces grandes étendues vides et minérales persistent, et les tiers-lieux s’offrent comme des opportunités de ré-inventer l’image et les fonctions de la place publique, en laissant plus de place à l’appropriation collective.
« L’architecture des tiers-lieux culturels se réduit en effet souvent à la construction de grands plateaux, capables de s’adapter en permanence aux reconversions d’usages.»
Raphaël Besson, dans Les tiers-lieux culturels, chronique d’un échec annoncé
Construire des référentiels communs
Au-delà de la forme, l’informel a une place fondamentale aussi bien dans le tiers-lieu que dans la place publique. Chaque espace est propice aux croisements, à la rencontre et à la convivialité. Se voulant accessible à tous, tiers-lieux et place publique cherchent à décloisonner les publics afin d’impulser la construction de référentiels communs sur des fondations individuelles et diversifiées. Ce processus de co-construction implicite est d’autant plus favorisé lorsque les usagers de ces lieux partagent déjà subjectivement des points communs avec le lieu à travers l’espace perçu et vécu. Les usagers saisissent le paysage, ses caractéristiques esthétiques, son ambiance sonore, sociale, et c’est ce degré de lisibilité qui va leur permettre de s’identifier et de s’approprier plus facilement le lieu, favorisant ainsi une posture à un faire collectif, un faire communauté. Ces processus de marquage et de nidification se détachent d’un questionnement sur l’usage pur pour poser des qualités subjectives et implanter une identité propre à l’espace qui va permettre l’enracinement dans le lieu.
«L’enracinement c’est l’installation de l’être humain en un lieu qui devient son lieu de résidence, son lieu de réseaux-sociaux de proximité, son réseau de voisinage, ses habitudes. C’est là qu’il tisse son territoire, ses repères.»9
Les choix identitaires pris par les lieux ont une importance fondamentale dans leur visée inclusive. En tant que bien communs, ces espaces se doivent d’être pensés par et pour les citoyens sur place, et dépasser leurs fonctions symboliques et utilitaires préconçues.
Tiers-lieu, la place augmentée? L’exemple de la Cité Fertile
Installée depuis mai 2018 dans une ancienne gare ferroviaire SNCF sur la commune de Pantin, la Cité Fertile est un tiers-lieu d’un hectare implanté à la frontière du haut et du bas Pantin, aux portes du 19ème et 20ème arrondissement de Paris et de la commune d’Aubervilliers. Géré par Sinny&Ooko, à l’origine de plusieurs tiers-lieux sur Paris comme la REcyclerie, le projet s’insère dans une démarche d’urbanisme transitoire mené par SNCF Immobilier et prend comme ligne directrice l’expérimentation de la ville durable dans la ville.
«Ton premier lieu c’est ton lieu d’habitation, ton deuxième lieu c’est ton lieu de travail, ce ne sont pas forcément des lieux choisis. Le troisième lieu, le tiers-lieu, c’est un lieu de destination choisi. Ça change tout dans la tête de ceux qui y viennent, dans la tête de ceux qui le font, et dans la rencontre que ça crée.»
Stéphane Vatinel – directeur Sinny&Ooko
Proposer un cadre des possibles
A travers un travail sur l’ancrage territorial du lieu, les équipes de Sinny&Ooko et de la Cité Fertile cherchent à créer des cadres de rencontres propices à la découverte ou à la consolidation de la sensibilité écologique des citoyens-citadins du haut Pantin en cours de gentrification depuis 10 ans et du quartier des Quatre Chemins. L’objectif latent est que chacun ait l’opportunité de prendre conscience de sa capacité à agir sur son quotidien et son territoire en se mobilisant, en créant du lien, en apprenant à consommer et produire autrement. Pour cela, la programmation culturelle du lieu ainsi que les activités mises en place en partenariat avec la municipalité, les associations, et les maisons de quartiers de la ville, tendent à répondre aux demandes et aux besoins des résidents du quartier.
Les confinements et les limitations de déplacement dus à la pandémie de COVID-19 ont permis aux riverains des Quatre Chemins de mieux s’approprier et user du lieu, de découvrir cette bulle d’oxygène inattendue au bord du chemin de fer. Avec la fin des restrictions et le retour d’un public plus large, le principal défi des équipes de programmation et de développement sur site va être de continuer à faire de la Cité Fertile un lieu du quotidien pour les gens du quartier.
Plus grand tiers-lieu d’Ile-de-France, la Cité Fertile œuvre pour devenir cet interstice fructueux à la rencontre des citoyens du haut et du bas Pantin, de Paris et de Seine-St-Denis. Pour Célia Banuls, chargée de développement chez Sinny&Ooko, le tiers-lieu doit avoir cette vocation de faire place publique, d’être un lieu qui est à tous, que chacun peut s’approprier sans pour autant le faire complètement sien, un lieu des convergences et des divergences, qui sert de support à la vie citoyenne de la ville. C’est ce débat fertile que se doivent de faire fleurir les tiers-lieux, avec une volonté d’unir les citoyens et redonner à la place publique un message fort au-delà du symbolique.
«Valoriser le champ des possibles, c’est aussi prononcer les espaces afin de privilégier les échanges entre membres. Espaces de circulations, espaces de transitions, espaces de services, il ne peut pas y avoir d’espace déshérité ou relégué à une simple fonction.»
La Coopérative des Tiers-lieux
Le lieu, par ces espaces divers, se présente comme le cadre des possibles actuels et à venir. Bouger les tables, les chaises, à l’abri ou en extérieur, pour travailler, manger, discuter ou jouer ; chacun doit pouvoir être en interaction avec le lieu. Pour cela, l’équipe de Sinny&Ooko mise beaucoup sur une décoration et une scénographie chaleureuse avec l’envie de créer des cocons oniriques mettant tout le monde sur un même pied d’égalité. Cette volonté esthétique se couple à une grande diversité dans les matériaux utilisés. Vestiges de l’ancienne gare, comme les pavés et les poutres en bois, ou apport post-réhabilitation, ces matériaux illustrent une diversité des usages, reflétant des âges, des ambiances, des besoins et des pratiques.
Alternant entre espaces intérieurs et extérieurs occupés par des activités régulièrement en rotation (espaces de travail, épicerie solidaire, ateliers de jardinage), la cour intérieure modélise physiquement, cet espace des communs à l’intersection de tout et de tous. La diversité des espaces et leur grande surface est un réel atout pour la Cité Fertile, qui lui permet d’accueillir une grande capacité de publics et de multiples typologies d’activités.
Une première tentative de quantification
La Cité Fertile abrite de multiples activités économiques d’une part, comme la restauration et le bar, et d’autres plus difficilement quantifiables comme la programmation, l’ancrage territorial et les activités bénévoles sur site.
C’est dans une volonté de communiquer – en externe mais aussi en interne – ce que sème la valeur extra-financière produite par une entreprise de l’EE*SS – économie *environnementale sociale et solidaire – et de démontrer la mission d’utilité sociale du groupe Sinny&Ooko (agréé ESUS en 2020) qu’un premier bilan d’impact fait maison a vu le jour sous la direction de Marie Floquet, directrice stratégie et impact de Sinny&Ooko. Regroupant tous les tiers-lieux gérés par Sinny&Ooko (La REcyclerie, Le Pavillon des Canaux, Le Bar à Bulle, La Machine du Moulin rouge et la Cité Fertile), ce premier bilan tente de faire un portrait de l’année 2020 en mesurant et quantifiant les activités au delà de leur chiffre d’affaire.
En prenant pour bases les Objectifs de développement durable de l’UNESCO – répartis sur les différents tiers-lieux du groupe – les Guides de bonnes pratiques de l’ESS et plusieurs notions et définitions gouvernementales (ADEME, Ministère de la transition écologique), ce bilan cherche à représenter au mieux la progression des lieux aux regard de leurs objectifs d’impact communs : donner accès à des lieux de rencontre, démontrer que la culture est un ciment transformateur du vivre ensemble, et prouver que l’EE*SS peut être un acteur innovant et tout aussi prisé que l’économie classique.
En partant des objectifs d’impact définis par Sinny&Ooko, une matrice d’indicateurs est transmise aux responsables de chaque tiers-lieux qui vont se l’approprier et la répartir aux équipes de terrains. Parmi ces indicateurs on retrouve le nombre de visites effectuée sur chaque lieux, le nombre d’événements accueillis, d’abonnés sur les réseaux sociaux, mais aussi les thèmes abordés lors des interventions externes de Sinny&Ooko, les initiatives zéro déchets menés sur les lieux, les personnalités invitées ainsi que de nombreuses photos illustrant l’activité des lieux d’une autre manière que par les chiffres et les mots. Pour Marie Floquet, plus la mesure est personnalisée, plus elle reflète la mission d’utilité sociale que l’entreprise s’est fixée.
Pour conclure
Abandonner la recherche d’un standard?
Bien qu’évoluant dans une culture qui reste frileuse face à l’incertain, il est aujourd’hui nécessaire d’accepter de laisser une part à l’indéterminé dans la conception et dans la vie des tiers-lieux, là est tout l’enjeu d’une démarche expérimentale. Cette indépendance de toute définition stricte permet de laisser une certaine liberté dans la création et la gestion de ces espaces qui se déploient comme de nouvelles places publiques “augmentées”. Bien que ce flou puisse créer des tendances en décalage des valeurs initiales et des phénomènes de standardisation induit par des demandes biaisées, cela laisse tout de même la place à des projets décalés et inspirants de se développer. La mise en place d’une labellisation Tiers-lieux et de parcours de formation professionnelle reste une avancée dans la reconnaissance du concept, encore faut-il qu’il n’en perde pas sa vocation expérimentale et humaine, et que les fabriques de territoires ne passent pas progressivement de la manufacture à une industrie standardisée.
Afin de diffuser de manière plus explicite l’impact des tiers-lieux sur le territoire et ses résidents, il devient nécessaire de trouver de nouveaux indicateurs pour valoriser des choses qui ne le sont peut être pas encore, comme l’engagement bénévole et citoyen, le bien être ou encore l’épanouissement personnel. Le concept de tiers-lieu, basé sur la pluralité de ses formes et applications, a probablement vocation à ne pas avoir une définition issue d’un consensus théorique, mais à en générer des milliers, chacune propre à son espace référent et à ses acteurs-usagers. Ce n’est pas le lieu qui fait tiers-lieux, c’est la réflexion collective et constante qui l’alimente et le fait grandir.
«[…] un tiers-lieu c’est avant tout un collectif de personnes, implanté dans un territoire, développant l’ambition de créer du bien commun. La dimension collective est essentielle pour ce type de projet. Le fait qu’il y ait plusieurs activités qui s’opèrent au sein d’un même lieu ne suffit pas à faire tiers-lieu.»
Chloé Rivolet – Responsable réseaux chez Coopérative des tiers-lieux
Renouveler et compléter le rôle de la place publique
Pour Françoise Choay et Pierre Merlin, la place public serait un organe urbain dans une société qui en a perdu l’usage. Pensé comme les nouveaux espaces publics, les tiers-lieux renouvellent et diversifient les conditions d’accès et d’usages à des activités et des services en accord avec leur temps et à destination de tous les citoyens. N’étant pas des structures juridiquement publiques, les tiers-lieux possèdent chacun leurs orientations et leurs convictions politiques, et peuvent difficilement rester complètement neutres. Néanmoins, ils partagent tous une ouverture propice à la discussion et au partage d’opinions. Ce sont les nouvelles agora des citoyens désireux des changements pour le monde de demain.
Implanté principalement dans les quartiers prioritaires de la villes, les centres villes éteints et les zones enclavées, le tiers-lieu est destiné à proposer des opportunités multiples aux résidents de leur territoire. Plus ce territoire est restreint, plus l’impact sera important. Plutôt qu’une place pour la ville, le tiers-lieu agit comme une deuxième maison de quartier.
« Le Tiers Lieux au final ce n’est qu’un outil. Le Tiers-Lieux en lui-même n’apporte pas de solution. Il apporte juste la possibilité aux gens de s’approprier ces nouveaux modèles et d’essayer d’en faire quelque chose de positif. »
Pierre Trendel – Co-fondateur du Mutualab à Lille
Au cours de l’Histoire, les places publiques ont été révélatrices du mode de vie urbain; aujourd’hui, les tiers-lieux sont les miroirs des possibles (à venir).
1. Dichotomie déjà fragilisée par l’augmentation du télétravail provoquer par la crise sanitaire du COVID19
2. Dans un contexte territorial et une temporalité définie.
3. Les ordinateurs des années 1960 étaient livrés avec des logiciels accompagnés de leurs sources que les clients pouvaient modifier et étendre. Le mouvement open source (ou freeware) à proprement parlé en 1998.
4. Oldenburg Ray, The Great Good Place, Cafes, Coffee Shops, Community Centers, General Stores, Bars, Hangouts, and How They Get You through the Day [1999], Boston, Da Capo Press, 1999
5.Tiers-lieux.be est une initiative qui a pour but d’offrir une définition “dictionnaire” du terme tiers-lieu. Ste web : https://tiers-lieux.be/
6. Doit-on reconsidérer les richesses? entretien avec Patrick Viveret, philosophe français, podcast “Dites à l’avenir que nous arrivons, Les Éclaireurs [En ligne]
7. Introduction de l’Étude Mille Lieux [En ligne]
8. Par exemple, la plateforme Commune Mesure propose une démarche d’identification, de mesure et de valorisation des impacts des lieux hybrides, portée par un collectif d’acteurs et de structures issus du monde des tiers-lieux, de l’urbanisme et de l’ESS.
9. Source : http://thesis.univ-biskra.dz/1883/4/1_9%20La%20place%20Publique_Notions%20et%20Appropriation.pdf
RÉFÉRENCES
Ouvrages
OLDENBURG Ray, The Great Good Place, Cafes, Coffee Shops, Community Centers, General Stores, Bars, Hangouts, and How They Get You through the Day [1999], Boston, Da Capo Press, 1999
CAILLÉ Alain, Pour un manifeste du convivialisme [2011], Le Bord de l’eau, coll. « Documents », 2011
Second Manifeste du convivialisme. Pour un monde post-neolibéral. [2020], Actes Sud, Questions de société, 2020
Articles
BURRET Antoine, «Étude de la configuration en Tiers-Lieux : la repolarisation par le service.», thèse soutenue en 2017 [en ligne] https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01587759
IDELON Arnaud, «Tiers-lieux, de l’initiative à la commande», AOC Media, 11 novembre 2019 [en ligne] https://aoc.media/analyse/2019/11/11/tiers-lieux-de-linitiative-a-la-commande/
Entretien de Patrick Levy Waitz par Muriel Jaouën, «Patrick Levy Waitz : les tiers-lieux, relais de la révolution du travail», l’Observatoire de la compétence métier, 10 mars 2020 [en ligne] https://www.observatoire-ocm.com/interviews/patrick-levy-waitz/
BESSON Raphaël, «Les Tiers-lieux : un flou conceptuel persistant» [en ligne] https://journals.openedition.org/ocim/2575
LEVY WAITZ Patrick, «Rapport Mission Coworking – Faire ensemble pour mieux vivre ensemble», 2018 [en ligne] http://s3files.fondation-ta.org.s3.amazonaws.com/Rapport%20Mission%20Coworking%20-%20Faire%20ensemble%20pour%20mieux%20vivre%20ensemble.pdf
«Fabrique de territoire : 80 premières labellisations», dossier de presse du ministère de la Cohésion des Territoires, 3 février 2020 [en ligne] https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2020-02/20200203_dp-tiers-lieux.pdf
Étude «Mille-Lieux : objectiver l’impact des tiers-lieux sur le territoire» [en ligne] https://www.banquedesterritoires.fr/etude-mille-lieux-objectiver-limpact-des-tiers-lieux-sur-les-territoires
«La place publique : notion et appropriations», Université de Biskra [en ligne] http://thesis.univ-biskra.dz/1883/4/1_9%20La%20place%20Publique_Notions%20et%20Appropriation.pdf
«Place publique», Art Urbain [en ligne] https://www.arturbain.fr/arturbain/vocabulaire/francais/fiches/place_publique_nouvelle_version/fiche_interactive/impression/int.pdf
«La Place dans son contexte historique», Université Côté d’Azur [en ligne] https://unt.univ-cotedazur.fr/uoh/espaces-publics-places/la-place-espace-public-cle-de-la-ville-europeenne/
«Rapport tiers-lieux à l’usage des collectivités», Coopérative des Tiers-lieux, 2018 [en ligne] https://coop.tierslieux.net/wp-content/uploads/2018/02/Rapport2018-RNA.pdf
«Tiers-lieux : un horizon de résilience et d’activation locale?», Demain la ville, 25 février 2021, [en ligne] https://www.demainlaville.com/tiers-lieux-un-horizon-de-resilience-et-dactivation-locale/
Bilan 2020 Cité Fertile [en ligne] https://citefertile.com/bilan-2020-de-la-cite-fertile/
Bilan d’impact social et environnemental Sinny&Ooko [en ligne] https://www.sinnyooko.com/2020-1er-bilan-impact-de-sinnyooko/
Podcast / vidéos
Doit-on reconsidérer les richesses? entretien avec Patrick Viveret, philosophe français, podcast “Dites à l’avenir que nous arrivons, Les Éclaireurs
https://www.franceculture.fr/emissions/les-rencontres-de-petrarque/dans-quel-monde-vivons-nous
Interview Stéphane Vatinel par La Ruche qui dit Oui!, [en ligne] https://youtu.be/BpEmlnOz7Ts
Sites Web
France Tiers-Lieux [https://francetierslieux.fr/les-tiers-lieux-en-france/]
Movilab [https://movilab.org/wiki/Accueil]
Sinny&Ooko [https://www.sinnyooko.com/]
Coopérative des tiers-lieux [https://coop.tierslieux.net/]
Tiers-lieux.be [https://tiers-lieux.be/]